Les eaux noires
« A force de chercher un autre lui-même auquel il pût confier ses pensées et dont la vie pût devenir la sienne, il finit par sympathiser avec l’Océan. La mer devint pour lui un être animé, pensant… elle lui révélait d’étonnantes mélancolies, elle le faisait pleurer; lorsque, résignée, calme et triste, elle réfléchissait un ciel gris chargé de nuages… A la manière dont le flot venait mourir sur le rivage, il devinait les houles, les tempêtes, les grains, la force des marées. Quand la nuit étendait ses voiles sur le ciel, il voyait encore la mer sous les lueurs crépusculaires, et conversait avec elle ; il participait à sa féconde vie, il éprouvait en son âme une véritable tempête quand elle se courrouçait; il respirait sa colère dans ses sifflements aigus, il courait avec les lames énormes qui se brisaient en mille franges liquides sur les rochers, il se sentait intrépide et terrible comme elle, et comme elle bondissait par des retours prodigieux ; il gardait ses silences mornes, il imitait ses clémences soudaines. »
Balzac « L’enfant maudit »
Choisir d’abord le moment: une tempête, une soirée de haute mer, un début de nuit rythmé par le ressac, un soir de vent de terre, quand l’océan se fait paisible comme un lac. Choisir ensuite le bon endroit, une dune, des falaises avec des avancées permettant de varier les points de vue, des plages de sable ou de galets. Tout ça loin du monde civilisé pour éviter toute lumière parasite. Enfin, être à pied d’œuvre dans les instants qui suivent le coucher du soleil. A partir de ce moment-là, on ne dispose que de 20 à 30 minutes pour photographier, à l’aide d’un pied, qu’il vaut mieux avoir choisi très lourd, surtout s’il faut affronter les bourrasques. L’objectif est de rester sur des temps de pose de l’ordre de la seconde pour capter et enregistrer le mouvement, en augmentant la sensibilité au fur et à mesure que le temps passe*.
Au fil des déplacements et des prises de vues, les sensations déferlent au même rythme que les vagues. L’inconfort des manipulations et des réglages est contrebalancé par la densité éprouvée à se trouver là, à ce moment-là, plutôt que dans un intérieur douillet. S’arc-bouter contre le vent, se protéger des embruns, évoluer sur de gros galets qui déstabilisent, mais surtout, de dune en cap, s’enfoncer dans l’ombre. Curieusement au fur et à mesure que la nuit s’installe, le bruit semble augmenter. La lumière semble bientôt n’émaner que de l’écume elle-même.
Quand le noir est là, il n’est plus possible de photographier, sauf si on a recours à des poses très longues, mais ce serait un autre sujet. Il faut alors ranger le matériel et entamer le retour par un sentier côtier. Libéré de tout autre objectif, on peut s’abandonner aux éléments, les laisser nous envahir. La mer prend alors une autre dimension. Elle devient une entité gigantesque, puissante, vivante, planétaire. Agitée, elle racle avec énergie son socle rocheux et éclabousse les étoiles. Plus calme, elle laisse entendre la friction des galets roulés par les vagues, qui semble vibrer jusqu’à l’intérieur du corps. Des moments passés dans l’intimité de l’Océan: on s’y sent perdu, minuscule, insignifiant, et en même temps incroyablement vivant. On se surprend à respirer au rythme des déferlantes.
* Quelques unes de ces photos, récemment ajoutées à cet album, ont été réalisée en plein jour à l’aide d’un filtre ND.