Rumeurs de Mer
Ce n’est pas le bruit de l’océan tel qu’on le perçoit lorsqu’on est proche, mais plutôt celui que l’on entend à distance. Un bruit de fond qui s’impose à vous dès que l’on ouvre une fenêtre ou que l’on sort à l’extérieur, et même toutes portes fermées dans certaines circonstances. Un grondement plus ou moins puissant, monotone ou rythmé, qui peut sembler proche ou plus lointain. Après l’été, c’est souvent dès les marées de septembre que cette rumeur se manifeste, puis enfle ou s’estompe durant tout l’hiver, suivant la force et la direction du vent, la hauteur de marée, le rythme des vagues, la puissance de la houle. Par vent de terre, elle se fait parfois discrète. Une rumeur qui peut passer du murmure au tumulte, du grondement sourd et continu aux échos perceptibles et modulés du ressac. Grâce à cette rumeur l’océan est là, même loin des yeux, comme une entité immense, puissante et bienveillante, qui change de niveau notre perception du réel et qui prends toute sa dimension le soir ou la nuit, lorsque les autres bruits familiers s’estompent. Nous passons alors à une autre échelle, nous nous sentons soudain exister comme particule insignifiante et essentielle de la planète, et d’un temps infini.
Même si Rousseau écrivait à propos d’un lac, on peut alors faire siennes ces quelques lignes extraites des « Rêveries d’un promeneur solitaire: « … le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mes oreilles et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient à me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. »
J’avais l’intention de parler à ma manière de cette rumeur, des sensations qu’elle procure, de sa présence bienfaisante. Les sons, les mots, semblent les plus adaptés pour ce faire; mais je ne suis ni musicien, ni écrivain, ni poète… je ne suis qu’un simple photographe et ne pratique que le langage de l’image. Alors je me suis rapproché de l’océan, pour tenter de capter quelques fragments qui pourraient s’additionner et, ensembles, évoquer cette rumeur par le biais d’une série. Le soir, au moment où le soleil disparaît, j’ai marché sur le fil entre deux mondes: le terrestre, en apparence fixe, stable et silencieux, et le marin, mouvant et sonore. Sur cette frontière fluctuante, j’ai observé et écouté leur incessante friction, cette voix calme, cette force noire et profonde, venue du large, qui se transmute en fracas d’écume blanche, au contact du roc. .A l’instar de Nicolas Bouvier aux îles d’Aran, je suis « resté là un moment à écouter les coups de boutoir de la mer, à entendre le vent me braire au nez en tirant comme un voleur sur ses couvertures de brume… ». Tout en faisant ces prises de vues, J’ai entendu les crocs des schistes déchirer les vagues infatigables, le bruissement soyeux de l’écume nappant la plage, le rythme du flux polissant les galets, la puissance des courants s’immisçant entre les rochers. A l’écoute de « cette voix profonde, qui pleure toujours, et qui toujours gronde » (Victor Hugo). A ce moment de la journée les couleurs s’estompent vers les gris-bleus, les bruns, et la lumière déclinante oblige à utiliser des poses plus longues qui captent et restituent la durée, le mouvement.
Puissent ces images restituer une petite parcelle de ces moments privilégiés et de ces sensations intenses…
It is not the sound of the ocean as we perceive it when we are close, but rather the one we hear from a distance. A background noise that imposes itself on you as soon as you open a window or go outside, and even all doors closed in certain circumstances. A more or less powerful, monotonous or rhythmic rumble, which can seem close or more distant. After the summer, it is often from the September tides that this rumor appears, then swells or fades throughout the winter, depending on the strength and direction of the wind, the height of the tide, the rhythm of the waves, the power of the swell. In land winds, it is sometimes discreet. A rumor that can go from murmur to tumult, from dull and continuous rumble to perceptible and modulated echoes of the surf. Thanks to this rumor, the ocean is there, even far from the eyes, like an immense, powerful and benevolent entity, which changes the level of our perception of reality and which takes on its full dimension in the evening or at night, when other familiar noises are heard fade. We then move on to another scale, we suddenly feel we exist as an insignificant and essential particle of the planet, and of an infinite time.
Even if Rousseau wrote about a lake, we can then make his own these few lines extracted from « Reveries of a solitary walker « … the sound of the waves and the agitation of the water fixing my senses and chasing from my soul quite different agitation plunged her into a delicious reverie where the night often surprised me without my noticing it. The ebb and flow of this water, its continuous but swollen noise hitting my ears and my eyes relentlessly, compensated for the internal movements that daydream extinguished in me and were enough to make me feel my existence with pleasure without taking the trouble to think. »
I intended to speak in my own way of this rumor, of the sensations it provides, of its beneficial presence. Sounds, words, seem the most suitable for this; but I am neither a musician, nor a writer, nor a poet… I am only a simple photographer and only practice the language of the image. So I approached the ocean, to try to capture a few fragments that could add up and, together, evoke this rumor through a series. In the evening, when the sun disappears, I walked on the wire between two worlds: the land, apparently fixed, stable and silent, and the sea, moving and sonorous. On this fluctuating frontier, I observed and listened to their incessant friction, this calm voice, this black and deep force, coming from the sea, which is transmuted into a crash of white foam, in contact with the rock. Like Nicolas Bouvier in the Aran Islands, I « stayed there for a moment listening to the battering of the sea, hearing the wind bray in my face, pulling like a thief on its blankets of mist… » While taking these shots, I heard the fangs of the shale tearing the tireless waves, the silky rustle of the foam coating the beach, the rhythm of the flow polishing the pebbles, the power of the currents interfering between the rocks. Listening to « this deep voice, which always cries, and which always growls » (Victor Hugo). At this time of the day the colors fade towards grey-blues, browns, and the declining light forces us to use longer exposures which capture and restore duration and movement.
May these images restore a small fragment of these privileged moments and these intense sensations…