Posts by jeanlucblogphoto

La Brèche

Jean-Luc Billet Photographies

La brèche de Roland – Pyrénées – 2004

Tout photographe a parfois la surprise de découvrir dans certaines de ses images, des choses ou des personnes qu’il n’avait pas vues en déclenchant. Surprise de taille (et enchantement !) pour cette photo prise en 2004, jamais tirée en argentique car le négatif était abîmé et de médiocre qualité, et qui faisait partie d’un lot récemment scanné en HD, en vue de retirage numérique. Aucun souvenir d’avoir VU la Brèche de Roland comme ici! Avec ce masque primitif au centre, surmonté d’une flamme minérale! Sous sa garde, la brèche prend des allures de porte d’entrée d’un territoire sacré et enchanté, qu’il est en réalité puisqu’il contient des merveilles nommées Monte Perdido, Ordesa, Anisclo, Pineta etc… En faisant une recherche d’image sur ce lieu, jamais je n’ai retrouvé cette figure hiératique; sans doute une conjonction improbable entre un point de vue, un moment de la journée, une lumière. Magie de la photographie.

Reflet

 Jean-Luc Billet Photographies

San Marco – Venise – 2001

« L’espace et le temps ont un plafond: Venise. L’espace, en effet, revient ici indéfiniment sur lui-même, et ne peut guère être soupçonné que d’avion. Sinon, à terre, en mer, c’est un huit, une bande de Moebius où dedans et dehors, sans arrêt s’échangent. La désorientation est constante, ponctuelle, courbée, systématique, mais n’engendre aucun désordre, au contraire. L’espace est simplement doublé et organisé en reflet, comme un échiquier. Les canaux, les piquets, les ruelles, les quais, les bateaux, les places, les ponts, les puits, le dallage même, orchestrent cette mise en jeu géométrique. Le temps lui, ne peut être, à chaque instant, que vertical, étagé, feuilleté, poudroyant, ouvert. Venise est un entrelacement de chemins qui ne mènent nulle part et qui se suffisent à eux-mêmes; une horloge où toutes les heures sont égales. Le projet s’y dissout, l’horizon est renvoyé, la psychologie y serait abusive, le masque et le visage coïncident, et, pour cela, nul besoin de carnaval. Bref, si on y consent, le corps se trouve déjà ressuscité, sauf pour les aveugles et les sourds volontaires, les agités du bouillon social, c’est-à-dire ceux qui ne savent pas être là, maintenant, à jamais, tout de suite.

Être là est un art, et Venise exige un pari sur soi; sinon, exclusion, décor. »

Philippe Sollers – Venise éternelle – 1993

Trajectoires

ou « ne pas prendre de photo »

C’est un espace d’ombres et de lumières sous un carré de bleu, un quadrilatère minéral ancré sur un dallage ondulant, avec des façades trouées de fenêtres gothiques géminées. C’est un campo paisible comme il en existe des dizaines à Venise. C’est un espace occupé, contemplé, parcouru.

Adossés au mur d’une église, quelques personnes discutent haut et fort au soleil; leur voix se répercutent sur les parois et montent vers le ciel. Assis sur des bancs ou des marches de pierre, d’autres occupants sont silencieux, attentifs ou rêveurs.

Une dure oblique scinde l’espace en deux parties: à l’ouest, les ocres jaunes et les bruns rouges vibrent sous le soleil, à l’est une nappe d’ombre fraîche voile les couleurs. Deux rues partent des angles en coulisses: l’une s’enfonce dans le quartier de San Polo, l’autre rejoint directement le marché du Rialto tout proche.

Les deux diagonales sont les axes les plus fréquentés. Ils sont parcourus d’un flux aéré mais continu d’habitants du quartier chargés de provisions, de touristes flâneurs par couples, plan ou guide à la main, ainsi que par quelques vénitiennes élégantes au pas sonore.

Un puits de marbre blanc, clos d’un opercule de métal noir marque le centre. Il oblige les passants à  détourner leur trajectoire, indifféremment à gauche ou à droite, mais lorsque deux d’entre eux sont amenés à le contourner en même temps, ils empruntent toujours deux côtés opposés. Le puits semble agir comme un pôle magnétique inversé, évitant tout face à face.

Le côté gauche du quadrilatère, passage obligé vers la « Riva del Vin », est également parcouru par des silhouettes parfois pressées. Elles sortent de l’ombre d’un « sotoportego », longent les murs décrépits de quelques maisons inhabitées, et plongent dans la nuit d’un autre passage souterrain menant aux quais. Les trois autres côtés ne sont empruntés que très rarement: grands-parents avec un enfant dans une poussette, architecte, plans en rouleaux sous le bras, employé avec attaché-case.

Mais voilà que surgit un jeune homme, les yeux virevoltants, index sur le déclencheur de son réflex! Arrivant du Grand  Canal, il tombe en arrêt au sortir de l’ombre, lève les yeux au ciel, examine une à une les façades et, sans prêter la moindre attention aux gens qui marchent, il effectue un long parcours erratique, croisant et modifiant les trajectoires précitées (contournements, ralentissement, changements de direction…), avance, recule, à la recherche du meilleur point de vue. Caillou jeté dans la mare, il créé un trouble, perturbe la belle mécanique des trajectoires qui, quelques instants avant sa venue, rythmait l’espace et le temps de ce paisible campo. Dès qu’il renonce et disparaît côté soleil, par la ruelle menant au Rialto, tout rentre dans l’ordre en quelques instants.

Finalement je remets dans mon sac, l’appareil que je venais tout  juste de sortir! Je ne ferai pas de photo! Je vais continuer à REGARDER.

Au centre, le soleil grignote inlassablement son territoire de pavés où le noir et le blanc du puits semblent maintenant flotter.

 

JLB / Campo di San Silvestro / San Polo / Venise  / Notes avril 2001 / revu mars 2018

Traversée

Jean-Luc Billet Photographies

Ghetto de Venise – 2001

On peine parfois à expliquer pourquoi une photo nous devient essentielle avec le temps, comme si elle s’était agrégée à ce qui nous définit.

C’était un jour d’avril, lors d’une déambulation au hasard, dans le quartier de Cannaregio à Venise. L’averse venait de tomber mais le ciel était encore plombé. Sous le « sotoportego » qui donnait accès au Ghetto, l’humidité avait imprégné les affiches qui renvoyaient des ondulations de reflets. Sur le bord du « Campo di ghetto nuovo », il y avait ce très vieux panneau d’affichage, semblable en taille à ceux qui « ornent » nos entrées de villes; mais celui-ci semblait bricolé, fait de tôles soudées en cours de dislocation, rongé par la rouille. Des lambeaux d’affiches par endroits, avec un fragment plus grand, probablement une affiche de concert illustrée par un tableau de Caspar David Friedrich, « Deux hommes au crépuscule », une toile peinte en 1835.

Régulièrement, un tirage argentique de grand format de cette photo quitte son tiroir pour prendre sa place quelques temps dans mon décor quotidien. A l’instar des deux personnages devant leur coucher de soleil, cette image déclenche toujours un temps d’arrêt, de rêverie, de contemplation, d’interrogation, de méditation. Je n’ai pas l’intention d’y chercher des connotations, des symboles, des significations, mais il est évident que le contraste entre cet écran concentré de matière et de temps, et cette déchirure d’espace et de représentation y est pour quelque chose. Il n’y aura jamais de réponse finale, ce serait risquer de la banaliser; il me semble que le déchiffrement est toujours en cours et qu’il le restera longtemps. Notre appareil photo n’est qu’une machine, mais il capte parfois à notre insu une petite parcelle du mystère et nous offre alors une image inépuisable!

JLB 16/03/2018

Caminhos

Jean-Luc Billet Photographies

Littoral nord de Santo Antão – Cap Vert – novembre 2017

Le réseau de sentiers qui irrigue l’île de Santo Antão est un véritable chef-d’œuvre, que l’on peut rapprocher des levadas de Madère. Vu la complexité du relief et les dénivelés importants, il représente un travail titanesque. Des générations d’esclaves y ont probablement laissé leur sueur et, pour certains, leur vie à l’époque de la colonisation portugaise. Encore aujourd’hui, les routes que peuvent emprunter les quelques véhicules sont rares et ces sentiers restent le seul moyen d’accès à certains villages, habitations isolées et cultures. Les terrasses cultivées vont parfois se nicher à des hauteurs improbables et seuls les ânes et les mules peuvent venir en aide aux hommes pour les exploiter. Le fond des cirques qui ferment les vallées ressemble souvent à un mur de 1000 m de haut, apparemment infranchissable. Et pourtant on y trouve un sentier confortable et impeccablement dallé qui s’insinue dans les failles, passe de vire en vire, escalade des pitons rocheux et propose au marcheur un parcours aérien. Longeant la côte au nord de l’île, un sentier large, souvent bordé d’un mur de pierres sèches, épouse les méandres des falaises, se faufile dans le fond d’un canyon saturé d’embruns (photo ci-dessus) pour croiser la trace d’une cascade à sec, puis remonte par des vires vertigineuses pour laisser le regard plonger à la verticale vers les vagues atlantiques.

Morna

Mindelo - São Vicente - décembre 2017

Mindelo – São Vicente – Cap Vert – décembre 2017

A Mindelo la musique est partout, tout le temps.  Ses habitants disent même que pour dix Mindelenses, il y a onze musiciens. Cesaria Evora, la diva, est jouée et rejouée jusqu’à plus soif, mais la musique vivante est aussi présente partout à travers les groupes qui se produisent chaque jour, en tous lieux et toutes circonstances.

Dans un minuscule atelier discret, à l’écart de l’agitation du centre-ville, l’œuvre du célèbre luthier cap-verdien Mestre Batista se poursuit par les mains de plusieurs de ses fils. Ils fabriquent ici, pour les plus grands musiciens du pays, violons, guitares et cavaquinhos, la petite guitare à 4 cordes qui a fait la renommée des gratteurs de l’archipel. Eux-mêmes musiciens, ils consentent volontiers à jouer quelques morceaux après une visite de l’atelier.

Volcans

Jean-Luc Billet Photographies

Morro de Panela Quente – Santo Antão – Cap Vert – Novembre 2017

Cônes volcaniques, coulées basaltiques, dykes, nappes de cendres, bombes, hyaloclastites, ponces, pouzzolane, … Marcher sur Santo Antão c’est marcher en permanence sur un volcan. En montant vers le col de Forquinha, on évolue dans une vallée fantastique hérissée de dykes; c’est comme une visite à l’intérieur d’un cratère érodé, d’où l’on sort par une étroite faille. Au flanc des volcans de Norte, dans les coupes des falaises de basalte de la côte nord, et dans de nombreux autres endroits de l’île, affleure souvent cette couche de pouzzolane blanche qui recouvrit toute l’île lors d’une éruption il y a 200 000 ans environ. Sur la face sud, désertique, des coulées de lave semblent à peine refroidies et des cônes de volcans parfaits, à peine striés par l’érosion, ne semblent dormir que d’un œil. Suivront-ils l’exemple de Fogo, autre île du Cap Vert, dont le volcan s’est réveillé en avril 95 et obligea les habitants des villages voisins à abandonner leurs maisons?

C’est un pur plaisir d’évoluer dans ces paysages issus du feu terrestre; leur sommeil actuel ne masque pas leur force tellurique. Ce jour-là, le ciel développait des nébulosités mouvementées qui faisaient écho à leurs colères passées.

Sables noirs

Jean-Luc Billet Photographies

Boca de Alto Mira – côte nord de Santo Antão – Cap Vert – Novembre 2017

« Il ne reste plus qu’un village après Corvo, de guingois sur la muraille, puis, la présence humaine s’efface. Le promeneur solitaire chemine avec ses fantômes. Les pluies, le vent, la mer, comme des vautours, ont déchiqueté la carcasse des masses basaltiques abandonnant des sculptures d’idoles, des figures de monarques païens, des faces de lutteurs impavides ou de dieux grimaçants selon Goya. Une ambiance d’Atlantide après le cataclysme. La corniche pavée grimpe et vire, se perd dans des défilés au niveau des sables, remonte caracoler près de la cime de pyramides dont les vagues sapent la base. Un hameau déserté dans une vallée brûlée, Aragna, renforce la toile de la mélancolie. Nous repérons le port de Cruzinhas après des heures d’irréalité capiteuse… »

Jean-Yves Loude – Cap Vert, notes atlantiques.

Et de ce chemin encastré dans les falaises,

un point de vue plongeant sur les vagues atlantiques.

Flux et reflux d’écumes blanches sur fond de sable noir.

(Une autre photo dans le diaporama d’accueil).

L’île-Montagne

Jean-Luc Billet Photographies

São Nicolau vue de Santo Antão – Cap Vert – Novembre 2017

Une île vue d’un sommet d’une autre île. Les deux font partie d’un chapelet volcanique émergé de l’océan au milieu de l’Atlantique, l’archipel du Cap Vert. Parmi elles, Santo Antão, une île-montagne qui culmine à près de 2000m et consent à livrer au marcheur qui sait prendre son temps, les splendeurs de ses replis secrets. Un plateau désertique où l’on peut louvoyer entre les cratères et les cônes des volcans; des canyons colorés qui semblent vierges de toute occupation; des vallées profondes où le moindre espace disponible est cultivé, transformé par ses habitants en jardin d’Eden; et surtout des chemins improbables qui s’accrochent aux pitons, s’installent en vire dans les falaises et montent à l’assaut des murailles qui ferment les vallées. Un régal pour le photographe épris de la beauté des paysages et qui aime varier les points de vue. Une série en préparation qui sera publiée plus tard dans la rubrique « Ailleurs ».

Jim Harrison: merci

 

Jean-Luc Billet Photographie

piste dans le Sahara

« D’habitude, la plupart d’entre nous sommes perdus dans les effluves étouffants de notre existence, ou dans les aménagements dignes d’un zoo construits autour de notre vie comme autant de protections, fabriqués par nous-mêmes ou avec l’aide diligente de la culture. Il est très difficile de savoir quand il faut se faire la malle, prendre la poudre d’escampette, se glisser entre les barreaux de la cage ou de la prison. »

Jim Harrison – En marge.

« Je parle d’un sentiment plus proche de la notion portugaise de « saudade »; une personne, un lieu ou un sentiment de la vie irrémédiablement perdu; une ombre intime qui vous accompagne partout et qui, même si vous l’oubliez le plus souvent, peut à tout moment vous déchirer le cœur; une sentimentalité obstinée ou une violente colère à l’idée que vous n’êtes pas là où vous aimeriez être; une mélancolie irrationnelle et enfantine, née de la conviction que vous vous êtes vous-même induit en erreur et dupé, en épousant un mode de vie auquel vous n’avez jamais réussi à adhérer complètement. »

Jim Harrison – En marge.

« Je retrouvai cette étrange pensée, absente depuis des années, que presque tout le monde ignore le processus de la vision, car les gens sont fascinés par la simplicité de la photographie, alors  que personne ne voit ainsi. Personne n’a une vision simultanée des choses, à moins d’y travailler d’arrache-pied. Lorsque je découvris l’œuvre de Cézanne, je fus stupéfié par la compréhension de sa vision. »

Jim Harrison – La route du retour.

Merci Jim pour tous ces récits qui nous font respirer l’air de la nature vraie et des grands espaces, qui nous prennent et nous entraînent, comme des torrents dévalant les montagnes.