Reflet
San Marco – Venise – 2001
« L’espace et le temps ont un plafond: Venise. L’espace, en effet, revient ici indéfiniment sur lui-même, et ne peut guère être soupçonné que d’avion. Sinon, à terre, en mer, c’est un huit, une bande de Moebius où dedans et dehors, sans arrêt s’échangent. La désorientation est constante, ponctuelle, courbée, systématique, mais n’engendre aucun désordre, au contraire. L’espace est simplement doublé et organisé en reflet, comme un échiquier. Les canaux, les piquets, les ruelles, les quais, les bateaux, les places, les ponts, les puits, le dallage même, orchestrent cette mise en jeu géométrique. Le temps lui, ne peut être, à chaque instant, que vertical, étagé, feuilleté, poudroyant, ouvert. Venise est un entrelacement de chemins qui ne mènent nulle part et qui se suffisent à eux-mêmes; une horloge où toutes les heures sont égales. Le projet s’y dissout, l’horizon est renvoyé, la psychologie y serait abusive, le masque et le visage coïncident, et, pour cela, nul besoin de carnaval. Bref, si on y consent, le corps se trouve déjà ressuscité, sauf pour les aveugles et les sourds volontaires, les agités du bouillon social, c’est-à-dire ceux qui ne savent pas être là, maintenant, à jamais, tout de suite.
Être là est un art, et Venise exige un pari sur soi; sinon, exclusion, décor. »
Philippe Sollers – Venise éternelle – 1993