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Reflet

 Jean-Luc Billet Photographies

San Marco – Venise – 2001

« L’espace et le temps ont un plafond: Venise. L’espace, en effet, revient ici indéfiniment sur lui-même, et ne peut guère être soupçonné que d’avion. Sinon, à terre, en mer, c’est un huit, une bande de Moebius où dedans et dehors, sans arrêt s’échangent. La désorientation est constante, ponctuelle, courbée, systématique, mais n’engendre aucun désordre, au contraire. L’espace est simplement doublé et organisé en reflet, comme un échiquier. Les canaux, les piquets, les ruelles, les quais, les bateaux, les places, les ponts, les puits, le dallage même, orchestrent cette mise en jeu géométrique. Le temps lui, ne peut être, à chaque instant, que vertical, étagé, feuilleté, poudroyant, ouvert. Venise est un entrelacement de chemins qui ne mènent nulle part et qui se suffisent à eux-mêmes; une horloge où toutes les heures sont égales. Le projet s’y dissout, l’horizon est renvoyé, la psychologie y serait abusive, le masque et le visage coïncident, et, pour cela, nul besoin de carnaval. Bref, si on y consent, le corps se trouve déjà ressuscité, sauf pour les aveugles et les sourds volontaires, les agités du bouillon social, c’est-à-dire ceux qui ne savent pas être là, maintenant, à jamais, tout de suite.

Être là est un art, et Venise exige un pari sur soi; sinon, exclusion, décor. »

Philippe Sollers – Venise éternelle – 1993

Trajectoires

ou « ne pas prendre de photo »

C’est un espace d’ombres et de lumières sous un carré de bleu, un quadrilatère minéral ancré sur un dallage ondulant, avec des façades trouées de fenêtres gothiques géminées. C’est un campo paisible comme il en existe des dizaines à Venise. C’est un espace occupé, contemplé, parcouru.

Adossés au mur d’une église, quelques personnes discutent haut et fort au soleil; leur voix se répercutent sur les parois et montent vers le ciel. Assis sur des bancs ou des marches de pierre, d’autres occupants sont silencieux, attentifs ou rêveurs.

Une dure oblique scinde l’espace en deux parties: à l’ouest, les ocres jaunes et les bruns rouges vibrent sous le soleil, à l’est une nappe d’ombre fraîche voile les couleurs. Deux rues partent des angles en coulisses: l’une s’enfonce dans le quartier de San Polo, l’autre rejoint directement le marché du Rialto tout proche.

Les deux diagonales sont les axes les plus fréquentés. Ils sont parcourus d’un flux aéré mais continu d’habitants du quartier chargés de provisions, de touristes flâneurs par couples, plan ou guide à la main, ainsi que par quelques vénitiennes élégantes au pas sonore.

Un puits de marbre blanc, clos d’un opercule de métal noir marque le centre. Il oblige les passants à  détourner leur trajectoire, indifféremment à gauche ou à droite, mais lorsque deux d’entre eux sont amenés à le contourner en même temps, ils empruntent toujours deux côtés opposés. Le puits semble agir comme un pôle magnétique inversé, évitant tout face à face.

Le côté gauche du quadrilatère, passage obligé vers la « Riva del Vin », est également parcouru par des silhouettes parfois pressées. Elles sortent de l’ombre d’un « sotoportego », longent les murs décrépits de quelques maisons inhabitées, et plongent dans la nuit d’un autre passage souterrain menant aux quais. Les trois autres côtés ne sont empruntés que très rarement: grands-parents avec un enfant dans une poussette, architecte, plans en rouleaux sous le bras, employé avec attaché-case.

Mais voilà que surgit un jeune homme, les yeux virevoltants, index sur le déclencheur de son réflex! Arrivant du Grand  Canal, il tombe en arrêt au sortir de l’ombre, lève les yeux au ciel, examine une à une les façades et, sans prêter la moindre attention aux gens qui marchent, il effectue un long parcours erratique, croisant et modifiant les trajectoires précitées (contournements, ralentissement, changements de direction…), avance, recule, à la recherche du meilleur point de vue. Caillou jeté dans la mare, il créé un trouble, perturbe la belle mécanique des trajectoires qui, quelques instants avant sa venue, rythmait l’espace et le temps de ce paisible campo. Dès qu’il renonce et disparaît côté soleil, par la ruelle menant au Rialto, tout rentre dans l’ordre en quelques instants.

Finalement je remets dans mon sac, l’appareil que je venais tout  juste de sortir! Je ne ferai pas de photo! Je vais continuer à REGARDER.

Au centre, le soleil grignote inlassablement son territoire de pavés où le noir et le blanc du puits semblent maintenant flotter.

 

JLB / Campo di San Silvestro / San Polo / Venise  / Notes avril 2001 / revu mars 2018

Traversée

Jean-Luc Billet Photographies

Ghetto de Venise – 2001

On peine parfois à expliquer pourquoi une photo nous devient essentielle avec le temps, comme si elle s’était agrégée à ce qui nous définit.

C’était un jour d’avril, lors d’une déambulation au hasard, dans le quartier de Cannaregio à Venise. L’averse venait de tomber mais le ciel était encore plombé. Sous le « sotoportego » qui donnait accès au Ghetto, l’humidité avait imprégné les affiches qui renvoyaient des ondulations de reflets. Sur le bord du « Campo di ghetto nuovo », il y avait ce très vieux panneau d’affichage, semblable en taille à ceux qui « ornent » nos entrées de villes; mais celui-ci semblait bricolé, fait de tôles soudées en cours de dislocation, rongé par la rouille. Des lambeaux d’affiches par endroits, avec un fragment plus grand, probablement une affiche de concert illustrée par un tableau de Caspar David Friedrich, « Deux hommes au crépuscule », une toile peinte en 1835.

Régulièrement, un tirage argentique de grand format de cette photo quitte son tiroir pour prendre sa place quelques temps dans mon décor quotidien. A l’instar des deux personnages devant leur coucher de soleil, cette image déclenche toujours un temps d’arrêt, de rêverie, de contemplation, d’interrogation, de méditation. Je n’ai pas l’intention d’y chercher des connotations, des symboles, des significations, mais il est évident que le contraste entre cet écran concentré de matière et de temps, et cette déchirure d’espace et de représentation y est pour quelque chose. Il n’y aura jamais de réponse finale, ce serait risquer de la banaliser; il me semble que le déchiffrement est toujours en cours et qu’il le restera longtemps. Notre appareil photo n’est qu’une machine, mais il capte parfois à notre insu une petite parcelle du mystère et nous offre alors une image inépuisable!

JLB 16/03/2018

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